Maxim Dereere
Ivan Walraevens

 

NOSTALGIE

 Quarante années déjà se sont écoulées depuis le jour où, animé par un idéalisme passionné, Alfred avait quitté sa ville natale, son confort, ses habitudes ... pour aller lutter contre l'analphabétisme dans les petits villages du Gange et du Brahmapoutre. Dans l'avion qui le ramène à Bruxelles, rêveur, il se rappelle ...
 
C'était en 1958 ! Bruxelles avait accueilli avec faste l'Exposition Universelle et avait prouvé au monde entier son savoir-faire et son prestige.
 
L'Atomium, immense cristal de fer, resplendissant de beauté et d'audace, évoquait avec originalité les perspectives de progrès promis à l'humanité par la fission de l'atome. Il était le symbole même d'une époque optimiste et faisait la fierté des bruxellois .
 
Alfred avait participé aux grands comités d'action qui voulaient donner à Bruxelles l'image d'une ville moderne
Il avait vécu avec enthousiasme la construction des premières "autoroutes urbaines" de la Petite Ceinture et les débuts du tronçon nord du Ring, destinés à améliorer la circulation automobile.
 
Il se souvient des petits tramways bruxellois qu'il aimait emprunter pour rejoindre l'école où il enseignait. Elles étaient sympathiques ces jolies petites motrices qui se commandaient avec des manivelles et animaient les boulevards et les rues de la capitale.
 
Pour l'Exposition Universelle, la ville avait fait l'achat de quelques trams d'un nouveau type, complètement électriques ! C'était une véritable innovation !
Les aurait-on conservés ? Qu'allait-il trouver à son arrivée ?
Son ami, avec qui il avait quelque peu communiqué pendant son long séjour-en Inde, lui avait rarement parlé de Bruxelles. Il avait toujours préféré se délecter des récits empreints d'exotisme que Fred savait si joliment relater.
 
*
 
La voix claire et harmonieuse de l'hôtesse annonce l'arrivée toute proche à destination: "Nous atteignons l'aéroport de Zaventem ! Nous vous demandons d'attacher vos ceintures... La température est de 13 degrés..."
 
"Réveille-toi, Alfred, accroche-toi, le choc risque d'être brutal !!!"
 
*
 
Heureux, ému, la voix entrecoupée de sanglots, Alfred retrouve Jef, son vieil ami ! Comme lui, il a pris 40 ans de rides et de cheveux blancs. Son visage fatigué et pâle tranche avec celui d'Alfred, tanné par l'ardeur de l'Orient.
 
*
 
Jef est énervé! Il a bien cru qu'il n'arriverait pas à temps! Tous ces bouchons... et pas moyen de trouver une place au parking...
"Attends-moi ici, je vais chercher la voiture!"
 
Alfred, tout à son émotion ne comprend pas très bien.
Le parking, pourtant immense, semble effectivement déborder de toutes parts.
 
*
 
Enfin sortis! Mais dites-moi que c'est un cauchemar!... Une file interminable de voitures et de camions bloque la route sur une dizaine de kilomètres.
 
"Le ring fait maintenant tout le tour de Bruxelles", explique Jef, "mais il est complètement saturé. On ne vient plus à bout de la montée croissante de l'automobile. Rends-toi compte ! Quand tu nous a quittés, on comptait environ 794.000 voitures. Actuellement, on en dénombre plus de six millions!" Jef rit en voyant la mine décontenancée de son ami.
 
Les quartiers rasés, les buildings qui ont poussé partout, les belles maisons noircies par la pollution, les murs décorés de tags... défilent lentement mais brutalement sous le regard vaguement hébété d'Alfred.
Son visage a eu largement le temps de s'assombrir entre l'aéroport et la petite maison rurale que Jef a fait construire dans la périphérie.
 

"Les bruxellois ont presque tous quittés le centre. Il y a trop de bruit, de pollution, de stress..."

 
*
 
Un ordinateur, une imprimante, des haut-parleurs, un scanner, tels sont les objets qui heurtent le regard fatigué d'Alfred.
 
"Raconte-moi, Jef!..."
"A quelle époque suis-je tombé ?"
 
*
 
Son ami lui déballe les progrès incommensurables de la science et de la recherche: l'informatique qui est partout et la ville avec ses tunnels encombrés, ses trams et ses bus articulés, son métro et aussi l'immigration grandissante, les difficultés d'intégration, la révolte croissante, le chômage...
 
*
 
La rame de métro, fringante, entre en station. Une foule la prend d'assaut.
En quelques secondes un nombre incroyable de gens s'y engouffre, les portes se referment et l'engin disparait aussi vite qu'il est arrivé.
Alfred est émerveillé et effrayé à la fois.
Il va devoir se battre pour arriver rue Neuve!
Que se passe-t-il ici? Des contrôleurs sont furieux, les gens manifestent des signes évidents d'énervement: "Une agression a encore eu lieu !", entend-il murmurer... Un chauffeur aurait été violemment tabassé par deux jeunes adolescents !
 
Enfin voilà la Rue Neuve
Des boutiques, City 2 ..... plus rien de ce qu'il connaissait. Des groupes chiliens et autres animent la rue de leur musique, mais surtout.... des mendiants, des sans-abri, des étrangers qui tendent la main, des enfants qui ne sont pas à l'école ...
 
Qu'est-il arrivé à sa ville ? Où est le temps où Bruxelles chantait ?
 
Et l'athénée où il a enseigné quelques années ? A t-il résisté ?
Façade taguée, murs dégradés, matériel abîmé, professeurs échevelés, directeur débordé, élèves révoltés, tel est le spectacle réservé à notre nostalgique de plus en plus déçu.
 
Grand-Place chérie, dis-moi que toi tu n'as pas changé !
Quel soulagement ! Quel enchantement ! Véritable havre de paix petit paradis protégé des voitures et du tumulte de la ville, la Grand-Place accueille les touristes et les badauds.
L'Archange Saint-Michel, plus resplendissant encore qu'avant, y terrasse encore le dragon. Le bras de 't Serclaes porte toujours bonheur à celui qui le caresse et les jolies maisons y sont aussi soigneusement décorées qu'autrefois. Plus loin, Manneken-Pis arrose toujours son petit coin de ville...
 
*
 
Un tram 81, bourré mais souterrain, conduit maintenant un Alfred ragaillardi jusqu'au Heysel où il brûle de retrouver des souvenirs de jadis.
Malheureusement, c'est un Atomium terne et crasseux qui l'accueille et lui rappelle la triste réalité des choses. Il souffre, semble-t-ii lui dire, du peu de gratitude que l'on a envers lui et surtout de la triste répercussion des progrès dont il avait été le symbole au temps des doux moments de l'Expo.
 
Tristement, Alfred se dirige instinctivement vers Bruparck où par miracle, il retrouve quelques maisons anciennes comme il en avait connues à la "Belgique Joyeuse".
Elles lui rendent le sourire.
 
Bruxelles, sa jolie, s'est métamorphosée. Son visage porte maintenant les marques de la violence, du stress, de l'injustice et de la rapidité du progrès. Mais il lui reste cette petite lueur bon enfant au fond des yeux cette étincelle qui ne demande qu'à être ranimée.
 
Fred entre "Chez Léon" où ii va déguster un plat de moules et frites arrosé d'un verre de bière.
*
"Bruxelles, ma belle, tu as grandi trop vite !"
 
 
 

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